Dix-sept ans après l'obtention de son indépendance, l'Ukraine a érigé ce drame - qui a également frappé des centaines de milliers de Russes et de Kazakhs - en fondement de l'identité nationale. Mardi, le président Viktor Iouchtchenko a reçu les représentants de plusieurs journaux occidentaux, dont Le Monde, afin d'exposer sa vision de l'Holodomor. La famine n'avait pas de "cause naturelle" ; elle avait été planifiée, souligne-t-il, par les autorités soviétiques, dans le cadre du programme de collectivisation des terres et de confiscation des grains, pour tuer les "aspirations nationales" des Ukrainiens, dont "92 %" vivaient dans les villages. Le traitement simultané des questions nationale et paysanne constitue à ses yeux la particularité de l'Holodomor, entre fin 1932 et l'été 1933.
"Nous n'accusons pas le peuple russe ou l'Etat russe de cette tragédie, mais le régime communiste, dit-il. (...) L'assassinat par la faim était une décision politique." Côté russe, le président Dmitri Medvedev a décliné l'invitation aux cérémonies dans une lettre ouverte. Selon lui, l'Holodomor est une "tragédie commune" aux peuples soviétiques ; dire qu'il visait à la destruction des Ukrainiens "signifie aller contre les faits et essayer de donner un sous-texte nationaliste".
Le 23 octobre, le Parlement européen a retenu le qualificatif de "crime contre l'humanité" pour qualifier la grande famine. Conformément à une loi votée en novembre 2006 par les députés, Viktor Iouchtchenko parle pour sa part de "génocide" en raison de l'existence d'un "meurtre de masse sur une base nationale". "Ce fut une des pages sombres de notre combat pour l'indépendance, notre culture et notre identité." Le mot "génocide" fait débat chez les historiens, depuis que le Britannique Robert Conquest a publié un livre choc sur le sujet en 1986. D'autant que le président ukrainien continue de retenir une estimation extrêmement large du nombre de victimes dans le pays, en parlant de 10 millions. Elle s'appuie sur une soustraction entre le recensement de 1937 et de 1926, en se référant au taux de croissance "normal" qu'aurait dû connaître la population.
Omelian Roudnitski, de l'Institut de démographie et des études sociales, estime pour sa part qu'il y a eu 3,5 millions de morts dans le pays, dont 3,2 millions d'ethnie ukrainienne, auxquels s'ajoutent les Ukrainiens vivant dans d'autres zones soviétiques touchées par la famine. Par ailleurs, il y aurait eu environ 1,8 million de victimes russes et 1,1 million de Kazakhs. La destruction de la plupart des archives empêche de se livrer à des calculs incontestables. "Il y a peut-être 3-4 % de marge d'erreur, mais pas davantage", assure l'historien, penché sur sa calculatrice, qui enchaîne les données vertigineuses des pertes par nationalité. "Ici, c'était l'apocalypse. Dans cette sorte de ghetto kolkhozien coupé du monde, toutes les réserves de nourriture avaient été confisquées. On assistait même à des actes de cannibalisme sur les enfants."
Le jeune historien Andriy Portnov, qui dirige la revue Ukraina Moderna, estime que la question de la grande famine, après avoir longtemps été tue, est à présent évoquée "avec une stylistique soviétique". "On s'efforce de créer de nouveaux héros nationaux. En Ukraine occidentale par exemple, dit-il, on a construit beaucoup de monuments de Bandera (figure phare du nationalisme ukrainien), mais sur le modèle des statues soviétiques, avec le bras tendu indiquant le chemin à suivre !"